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La guerre des marges dans la grande distribution

La grande distribution et les relations entre fournisseurs et distributeurs se retrouvent régulièrement au cœur de débats mobilisant l’attention des médias et gouvernements.

La grande distribution et les relations entre fournisseurs et distributeurs se retrouvent régulièrement au cœur de débats mobilisant l’attention des médias et gouvernements. En 2008, la LME (Loi de Modernisation de l’Economie) avait l’ambition de corriger les déséquilibres dans les relations fournisseurs – distributeurs. Mais les récentes pertes de vitesse dans les volumes de vente et l’accélération de la guerre des prix depuis 2013 obligent les distributeurs à adopter des stratégies d’achat toujours plus agressives auprès des filiales filières d’approvisionnement. Dans ce contexte où la croissance des volumes de vente devient incertaine, quelles stratégies distributeurs et fournisseurs mettent-ils en place pour assurer leur rentabilité et conserver leurs marges ?

I/ Un marché sous tension

D’année en année, guerre des prix, jeu de négociation et recherche de croissance de chiffre d’affaire caractérisent le marché de la grande distribution. Ce contexte déjà tendu par nature est influencé par deux forces contraires :

  • Les distributeurs, qui cherchent à améliorer leur image prix et à maximiser leurs volumes vendus, se mènent une guerre des prix vive dans le but de proposer des produits moins chers que leurs concurrents.
  • Les fournisseurs, qui cherchent à optimiser les ventes de leurs marques star et à faire face à l’augmentation de leurs coûts, proposent des innovations pour augmenter leurs prix.

Parmi les filières d’approvisionnement, on distingue habituellement les grands fournisseurs influents de l’agroalimentaire ou des produits de première nécessité (multinationales de l’agroalimentaire, lessiviers, …). Ces grandes marques peuvent exercer un fort pouvoir de négociation auprès des distributeurs, là où les fournisseurs de plus petite taille sont davantage soumis à la pression des grandes enseignes de la distribution pour éviter le déréférencement de leurs produits. En refusant d’alimenter ses rayons en Coca-Cola de fin avril à juillet 2014 sous prétexte de prix d’achat trop élevé, le groupe Casino a montré que même les marques les plus influentes peuvent être confrontées au déréférencement (même si on peut se demander si le consommateur ne préfèrera pas changer d’enseigne pour trouver des références Coca Cola).

II/ La baisse des ventes en volume complexifie les relations distributeurs / industriels.

La grande distribution dispose principalement de deux leviers pour améliorer sa rentabilité : l’augmentation de ses marges ou celle de ses volumes de vente.

Historiquement, distributeurs comme fournisseurs doivent fonder leurs hypothèses sur une croissance annuelle des volumes de vente, le premier levier étant difficilement actionnable à cause de la recherche de prix bas en magasins. Car si les marges brutes de la grande distribution restent élevées (de 35 à 50% selon les associations de consommateurs), les marges nettes sont souvent inférieures à 2%, et peuvent même devenir négatives pour certains rayons, comme la boucherie qui « rapporte » via les autres rayons grâce à son attractivité.

Source : FranceAgriMer

Les volumes de vente ont légèrement augmenté en 2014 et stagnent au premier semestre 2015 (+0,1% en tenant compte de l’effet calendrier). Ces faibles regains ne permettent pas de compenser la chute des ventes de 2013, qui a atteint en moyenne 0,5% en volume et constitue la baisse la plus importante depuis la crise de 2008 (1). La croissance annuelle des volumes n’étant plus au rendez-vous, le modèle historique de la grande distribution qui consiste à utiliser cette croissance pour conserver son niveau de marge est remis en cause. La non-corrélation entre baisse des prix et augmentation des volumes est visible sur le graphique ci-dessous et montre bien l’inefficacité de la guerre des prix pour compenser cette baisse de volume.

Source : IRI

Les causes de cette baisse de volume dans les grandes surfaces alimentaires restent incertaines mais plusieurs facteurs sont mis en avant :

  • La baisse du pouvoir d’achat des ménages (forte baisse en 2012-2013 puis légère hausse en 2014 avant stagnation au premier semestre 2015).
  • Le développement de magasins spécialisés et de l’e-commerce pour les biens d’équipement et de technologie.
  • La tendance du “consommer moins pour consommer mieux”.

III/ Les stratégies des distributeurs et les réponses des fournisseurs

Les distributeurs entrent en guerre…

Dans un contexte de crise où la taille du marché a diminué et un secteur dans lequel la sensibilité prix est très forte, les distributeurs n’ont d’autre choix que de chercher à baisser leurs coûts plutôt que d’augmenter les prix.

On observe ainsi depuis le premier semestre 2013 une guerre des prix particulièrement agressive, souvent symbolisée par les comparateurs de prix, à l’image de quiestlemoinscher.com de Leclerc. L’exemple le plus frappant de cette guerre restera peut-être Casino et sa campagne “prix ronds” dans les hypermarchés Géant, qui a été accompagnée d’une baisse des prix moyenne de 32% sur 7000 références phares. Cette baisse a entraîné une augmentation des ventes de près de 40% sur ces références (2). Une telle chute des prix a notamment été possible par les bons résultats du groupe en e-commerce (+24,1%) et sur le drive (+50%) en 2013.

Etant souvent présentes chez différentes enseignes, les marques nationales sont les cibles favorites des comparateurs de prix et donc les premières concernées par cette guerre. 32% des produits ont été touchés en 2014, avec un focus notable sur les références les plus populaires. En contrepartie, 50% des produits ont vu leur prix augmenter cette même année (3). Cette lutte pour les prix bas aura permis de garder l’inflation à un niveau très bas et depuis septembre 2013, on observe même un phénomène de déflation (-0,5% en 2013).

La sensibilité prix du consommateur étant très importante dans ce secteur, la baisse de prix des marques nationales a entrainé une augmentation de leurs parts de marché par rapport aux marques de distributeurs. On observe également une perte de vitesse du hard-discount, les grandes surfaces se rapprochant de leurs prix en conservant une image de marque supérieure :

  • 8% de pertes en volume et -2,8% sur le nombre de magasins en 2013 (4).
  • 4,7% de pertes en volume et -3,6% sur le nombre de magasins en 2014 (5).
  • Lidl et Aldi abandonnent le hard-discount en France au profit du “smart discount”, en travaillant sur leur image de marque

 

Source : Nielsen – LSA

Enfin, cette guerre des prix a modifié le comportement des consommateurs, qui ont eu tendance à monter en gamme dans leurs achats, pour acheter plus cher et de meilleure qualité, quitte à consommer moins. Cette valorisation des achats a concerné 71% des catégories de produits vendus en grandes surfaces.

Pour préserver leur marge, les distributeurs font de plus en plus pression sur les prix d’achat. Le contexte est jugé suffisamment critique par les centrales d’achat pour que des alliances stratégiques voient le jour : Auchan et Système U, Carrefour et Cora, Casino et Intermarché. Un vrai bouleversement pour la filière puisque qu’avec Leclerc, ces entités représentent plus de 90% du marché des distributeurs et peuvent ainsi exercer une pression accrue sur les fournisseurs.

Outre la guerre des prix, les leviers mis en place pour pallier les difficultés actuelles sont par exemple :

  • Le drive, qui semble entrer dans une phase plus mature au premier trimestre 2015 mais permet toujours d’atténuer les baisses de volumes des autres canaux.
  • Le développement du commerce de proximité, comme en témoigne le rachat de 800 magasins de la chaîne espagnole Dia par Carrefour fin 2014.
  • L’alliance des atouts du hard-discount et de la proximité, comme Casino qui lance Leader Price Express (1200 à 2700 références sur 75-200 m2 contre 3500 références sur 900 m2 dans un Leader Price traditionnel) (6).

… Et les fournisseurs répondent

Les fournisseurs ne veulent pas voir leurs marges subir la pression exercée par les distributeurs. Eux non plus ne peuvent plus fonder leur business model sur la croissance des ventes en volume et doivent donc se repositionner et chercher des économies à tous les niveaux. Pour répondre à la guerre des prix, ils pilotent habilement la montée en gamme des ménages en orientant leur choix vers des produits plus “premium”.
On peut regrouper les stratégies fournisseur en 3 catégories principales.

Les innovations produits

Elles permettent aux industriels d’augmenter légèrement les prix, même s’il s’agit souvent d’innovations dans le format, le packaging ou le conditionnement, ce qui en fait le levier le plus efficace pour l’amélioration des marges. Parmi les grandes innovations de 2014, on peut citer les yaourts grecs Yopla! de Yoplait et Danio de Danone qui ont respectivement généré 15,4 et 13,9M€ de chiffres d’affaires sur leurs 6 premiers mois d’existence (7).

Ces innovations peuvent accompagner l’offre classique ou entraîner sa suppression et ainsi constituer des “innovations de substitution”. Le client est orienté naturellement vers des produits similaires mais légèrement plus chers.

La multiplication des offres

Elle consiste à offrir au consommateur un large choix de formats ou légères variations sur un même produit, et à utiliser des prix au kilogramme différents suivant les formats et variétés.
L’arrivé des gammes bio/écologiques de nombreux produits (produits d’entretien, pâtes, céréales, vins, fromages…) permet par exemple, en plus de suivre la tendance, d’exercer des prix de vente naturellement plus élevés qui permettent d’augmenter la marge globale du fournisseur.

Le marketing

Industriels et distributeurs n’hésitent pas à créer des promotions peu ou pas avantageuses et incitent le consommateur à acheter en plus grosse quantité pour favoriser l’effet volume.

Selon Nielsen (leader mondial en études et informations marketing), 25% de l’augmentation annuelle du chiffre d’affaire des industriels est tiré par l’innovation. Le reste provenant de la croissance démographique et de la hausse de fréquentation des magasins.

Ces pratiques ne sont pas toutes récentes mais le contexte actuel introduit de nouvelles difficultés. Les refus de référencement pour non adéquation avec les attentes du consommateur sont de plus en plus courants, et le consommateur ferme de moins en moins les yeux devant les montées en gamme forcées.

Conclusion

Le climat de tension n’est pas prêt de s’apaiser entre distributeurs et fournisseurs, chacun en subissant les conséquences. Comme le dénonce le directeur général de l’Ilec Richard Panquiault, « La guerre des prix ne génère pas de croissance, elle ne fait qu’entamer les marges et alimenter une nouvelle répartition des parts de marché entre enseignes. Nous risquons de ne plus avoir les ressources pour embaucher, innover et investir».

L’arrivée de nouvelles tendances (consommation collaborative, personnalisation de l’expérience d’achat, magasins connectés) sur le marché français révèle l’essoufflement du modèle actuel de la grande distribution. Cette dernière doit trouver des alternatives pour reconquérir les consommateurs, en s’inspirant par exemple de ces nouvelles tendances de consommation.

(1) IRI. Conjoncture Marché. Issues 65-87.
(2) Groupe Casino. Résultats Annuels 2013 et 2014.
(3) Bilan 2014 des produits de grande conso : interview des experts Nielsen. 26 janvier 2015.
(4) Distribution : les chiffres clefs 2013. s.l. : Linéaires, 2014.
(5) Distribution : les chiffres clefs 2014. s.l. : Linéaires, 2015.
(6) Groupe Casino. Résultats Annuels 2014.
(7) LSA. Yopa! et Danio, en tête des innovations de 2014. 26 janvier 2015.