Aller au contenu principal

Qu’est-ce qu’un cadre dirigeant au XXIe siècle ?

Entretien avec Anne-Marie Idrac

Invitée en tant que « grand témoin » par Sia Partners dans le cadre du projet de rénovation des attendus de la fonction des agents de direction de la Sécurité Sociale porté par l’UCANSS, Anne-Marie Idrac a exposé sa vision du cadre dirigeant d’aujourd’hui. Cette interview reprend les principaux thèmes de son intervention. À ses yeux, le leadership du dirigeant est lié à son exemplarité et à sa capacité à donner du sens, à suivre ses équipes et à leur assurer un soutien. Elle souligne également l’importance de placer le client au centre de la vision portée par le dirigeant, et de faire du service qui lui est rendu un sujet de fierté.

Anne-Marie Idrac

Ancien élève de l’ENA, Anne-Marie Idrac a été secrétaire d’État aux Transports de 1995 à 1997, puis secrétaire d’État chargée du Commerce extérieur de 2008 à 2010. Députée des Yvelines en 1997 puis en 2002, conseillère régionale d’Île-de-France en 1998, elle a occupé les fonctions de présidente de la RATP en 2002, puis de la SNCF en 2006. Elle est aujourd’hui administratrice de sociétés du CAC 40 telles que Bouygues, Saint-Gobain ou Total.

En tant que dirigeante aux multiples expériences quels sont selon vous les grands enjeux auxquels sont confrontés les dirigeants ? Que signifie diriger aujourd’hui ?

Ayant eu un parcours assez diversifié entre le secteur public, le secteur privé, les grandes et les petites entreprises, je peux vous dire que la situation est partout la même.Les entreprises industrielles, de service, celles du secteur privé comme celles du secteur public ont des points communs :

  • elles doivent être en capacité de gérer le changement et la complexité ;
  • elles ont besoin de transversalité, doivent mettre fin aux logiques de silos et favoriser le travail coopératif ;
  • leurs dirigeants doivent prendre leurs responsabilités et affirmer leur leadership ;
  • leurs dirigeants, au même titre que l’ensemble des membres de leur organisation, expriment un besoin de personnalisation.

Face à ces enjeux, la culture managériale est extrêmement importante. Il n’y a pas d’organisations ni de dirigeants d’organisation sans réponse au « pourquoi », et ce « pourquoi » doit intervenir en amont du « quoi ». En effet, le rôle du dirigeant est de donner le sens dans les deux acceptions du terme : il facilite la compréhension et donne une direction.

Que signifie diriger ? C’est formuler ce qu’est la mission, le rôle, la vision, les valeurs de l’organisation à tous les niveaux. C’est formuler le but, les ambitions. Et sur la base d’un diagnostic de la situation, c’est enfin faire des choix de méthodes et de moyens. 

Vous présentez comme premier point essentiel commun aux organisations la capacité à gérer le changement, dans un monde où les changements vont de plus en plus vite. Quel regard portez-vous sur cette accélération des changements ?

L’accélération des changements intervient principalement sur trois plans : celui de la technologie, celui du comportement client, et celui de la réglementation. Ce sont des contraintes externes. Ces changements sont par ailleurs de plus en plus systémiques : ces trois domaines évoluent ensemble et les uns par rapport aux autres. Par exemple, chez Saint-Gobain, 50 % du chiffre d’affaires provient de la distribution. La distribution par le digital, les modalités de fixation des prix par Amazon ou encore la réforme des circuits de distribution sont l’exemple de ce changement systémique que Saint-Gobain doit prendre en compte. La situation est identique chez Michelin.

Le leader est celui qui donne envie, qui favorise l'engagement.

Dans ce contexte de changement, vous mettez en avant la nécessité pour un cadre dirigeant d’affirmer son leadership. Qu’entendez-vous par leadership ? Est-ce qu’il vous semble que les attentes quant au leadership évoluent ?

 Le leadership hiérarchique a du plomb dans l’aile depuis un bon moment, mais les organisations ne se sont pas encore adaptées à ce changement. Les grilles hiérarchiques positionnent les personnes comme chefs d’unité ou de service, alors que l’on souhaiterait qu’elles soient des leaders. Être chef de quelque chose et être leader, ce n’est pas pareil. Le leader est celui qui donne envie, qui favorise l’engagement. Cet attendu est cependant difficilement objectivable dans les organisations.

Les formes de leadership varient en fonction des valeurs de l’entreprise. Je ne suis pas adepte des valeurs de l’entreprise libérée. Au contraire, je pense que l’autorité est un droit de l’homme – autorité au sens de donner du Sens, proposer un Suivi et du Soutien : trois « S » essentiels à mes yeux. On ne peut pas laisser les personnes sans repères, ne rien leur dire et les attendre au tournant d’une évaluation. Le plus difficile et le plus important en tant que dirigeant – d’autant plus lorsqu’on ne peut pas donner de primes – c’est d’être capable de féliciter ou de rappeler à l’ordre, de façon juste et respectueuse. Pour donner envie, le principal, c’est de respecter les gens et leur dire lorsque leur travail correspond aux attentes. Il faut le répéter, encore et encore, et aussi les alerter lorsque leur travail ne répond pas aux attentes. En ce sens, le travail de dirigeant peut être mis en parallèle avec l’éducation ou la parentalité.

Au-delà de leur organisation interne, les entreprises s’intègrent dans un écosystème externe. De quelle manière le cadre dirigeant doit-il interagir avec ces différents environnements : ses équipes, ses clients, ses partenaires ?

 Le client, surtout dans les entreprises de services, est celui qui guide la mission et donne le sens. D’une certaine manière, ce qui se passe à l’intérieur d’une entreprise, et particulièrement dans les entreprises de service public, est visible et se ressent à l’extérieur.

Les clients externes à une organisation donnent le sens du travail – et non les clients internes. Ces clients externes, par exemple dans le cadre de la Sécurité sociale, ce sont les cotisants, les bénéficiaires de prestations, mais également des clients d’un autre type, tels qu’un cabinet ministériel, un gouvernement. Faire la cartographie précise de ses clients externes est essentiel.

Par exemple, un directeur de ligne de métro a pour clients les usagers des transports, mais aussi, entre autres, les commerçants présents sur certaines lignes. Il est important de prendre en compte ces différents clients, également appelés stakeholders – par opposition aux shareholders –  dans la cartographie des clients d’une organisation.

De ce point de vue, le dirigeant joue le rôle d’interface entre l’externe et l’interne. Un organisme de protection sociale peut dire que la loi de financement de la Sécurité Sociale l’a réorganisé de telle ou telle manière, et reléguer cela dans le domaine de la contrainte et de la fatalité. Mais je crois qu’un des rôles extrêmement importants du dirigeant est d’identifier les éléments de fierté dans l’organisation. Ceux-ci émanent principalement de la reconnaissance du client. La fierté est très importante dans les entreprises où les marges de manœuvres – particulièrement financières – se sont resserrées. Par exemple, à la RATP, un directeur de ligne de bus organisait un concours des meilleurs conducteurs de bus fondé sur trois indicateurs : la consommation d’énergie, la fluidité de la conduite pour les voyageurs, et le fait d’accoster correctement aux arrêts pour les personnes à mobilité réduite. Ce concours était organisé avec d’autres entreprises de bus : les gagnants étaient fiers. En somme, tout le monde doit pouvoir s’y retrouver. La fierté, c’est l’utilité, et l’utilité, c’est la référence au client.

Une des missions du dirigeant est de définir des objectifs et d’entrainer ses équipes pour les atteindre. Quel regard portez-vous sur la définition d’objectifs, notamment lorsqu’elle se traduit par de longues listes et par des obligations de reporting?

En tant qu’interface avec l’extérieur et participant à la définition de la fierté, le dirigeant définit des objectifs. Il est le garant des indicateurs – et je ne dis pas du respect de ces indicateurs. Le dirigeant reformule ces indicateurs, qui viennent parfois de l’extérieur. Les objectifs auxquels ils répondent doivent être redéfinis avec les collaborateurs, déclinés et acclimatés à l’organisation. Mais il ne faut pas omettre que les objectifs évoluent : auparavant, l’information des voyageurs à la SNCF ne semblait pas très importante. Il s’agissait d’un « nice to have » ; or aujourd’hui, c’est un véritable « must have ». Les attentes des clients évoluent, et ainsi, les motifs de fierté pour les collaborateurs.

Pour définir ses objectifs, il faut sans cesse en revenir au client. De ce point de vue, Pôle Emploi propose une expérience passionnante. Pôle Emploi propose un service sur Facebook ciblé sur les jeunes demandeurs d’emploi, et non sur les demandeurs d’emplois de plus de 55 ans. Ce n’est pas très égalitaire, mais le service est efficace. De même, la SNCF est une entreprise rurale présente sur l’ensemble du territoire. Objectivement, les comportements des clients, des organisations syndicales et des agents diffèrent significativement entre le milieu rural et le milieu urbain. Il faut accepter une certaine différenciation, car c’est tout simplement la vie.

Et selon vous, comment les dirigeants peuvent-ils faire adhérer leurs équipes aux objectifs définis ?

Une notion qui est un peu dangereuse si son emploi est récurrent est celle de « contrat ». Pour qu’un contrat existe, il faut définir des indicateurs, or la confiance est plus importante que le contrat. Un certain nombre d’organisations commencent à réfléchir à la confiance, qui leur paraît au moins aussi importante que le contrat. Ce qui est intéressant par exemple, c’est la possibilité pour le dirigeant de travailler avec ses équipes sur la traduction concrète des objectifs et des indicateurs définis par le contrat. À la RATP, l’objectif imposé de propreté des couloirs du métro a connu des traductions différentes en fonction des équipes. Un dirigeant d’atelier de maintenance s’est par exemple interrogé avec ses équipes sur la contextualisation de ces objectifs : « que veut dire la propreté des couloirs pour les usagers de 8 h à 9 h 30 ? Et pour ceux du weekend ? Quelles sont les problématiques spécifiques à chaque fois ? ». Ensemble, ils ont redéfini l’application du critère de propreté à chaque situation et selon les modes de fonctionnement de leur atelier de maintenance. Un autre dirigeant a quant à lui imposé de façon descendante le résultat attendu. Je vous laisse imaginer celui des deux qui a obtenu les meilleurs résultats.

Une des raisons pour lesquelles la RATP est une entreprise qui fonctionne bien est son organisation décentralisée : il a été décidé de manière volontaire que les directeurs d’unité seraient les directeurs de ligne de métro ou de centre. Le principe de subsidiarité favorise l’appropriation des objectifs globaux, et donc du sens, par les différentes entités.

Le leadership, c'est finalement la capacité à créer de l'exemplarité.

On voit l’importance de donner du sens aux objectifs fixés. On parle également beaucoup d’exemplarité. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

 Le leadership, c'est finalement la capacité à créer de l'exemplarité. Il suffit d’un comportement pour donner un bon ou un mauvais exemple. Un dirigeant du CAC 40 a ainsi montré où sont ses priorités en décidant de diminuer sa rémunération lorsqu’un des prestataires qui travaillait pour son entreprise a été victime d’un accident du travail. De la même façon, l’ascension rapide d’un cadre dans la hiérarchie parce qu’il aura eu la meilleure évaluation à 360 degrés de sa génération sera la démonstration que le critère d’évaluation est celui d’être apprécié de tous, ce qui est le rôle d’un dirigeant.

Dans des organisations rigides, il est parfois difficile d’incarner l’exemplarité. Même si tout est fait pour que l’on entre dans des grilles et des standards, il faut pourtant s’attacher à le faire. Par exemple, être compétent en matière de dialogue social, c’est-à-dire à la fois de ne pas s’effacer et ne pas se mettre systématiquement en conflit, est crucial. À la RATP, les directeurs de ligne ont été promus notamment sur cette capacité à entretenir un bon dialogue social, il s’agit d’un vecteur d’évolution dans l’organisation.

Par ailleurs, en lien avec l’exemplarité, la notion de cohérence fait le lien entre les concepts et les attitudes que l’on décrit. L’exemplarité passe par une approche cohérente des problématiques et collaborateurs. Il suffit par exemple qu’une nouvelle affectation de budget, même mineure, paraisse incohérente pour détruire la crédibilité d’une démarche.

Si les collaborateurs ont des attentes en termes de sens, il semble qu’ils attendent aussi de plus en plus d’écoute et d’accompagnement de la part de leurs managers. Quelle forme d’accompagnement un cadre dirigeant doit-il mettre en œuvre?

L’accompagnement doit se faire dans deux sens. D’une part, il consiste à repérer en quoi certains profils pourront être intéressants pour l’entreprise, et à les accompagner. Mais d’autre part, il n’y aura des profils intéressants pour l’entreprise que si les collaborateurs sont intéressés par l’entreprise. Lorsque j’étais à la tête de la RATP, j’avais défini un slogan « fiable, facile, attentionné ». Ce slogan était censé s’appliquer dans la relation avec les clients et en interne. Certains managers ont défini ce que la transposition de ce slogan pouvait prendre la forme d’une réunion hebdomadaire avec les équipes par exemple, avec des temps d’échanges. Cela donnait à tous le sentiment d’être entendus et de participer au projet de l’entreprise. La reconnaissance et l’exigence sont également des points importants. Les collaborateurs sont eux-mêmes de plus en plus exigeants. Ils ont un besoin de reconnaissance qui suppose que le dirigeant soit en mesure d’apporter le suivi, le soutien et l’écoute dont ont besoin les personnes. On en revient aux trois « S » : le rôle d’un dirigeant est de donner du Sens, d’assurer un Suivi – personnalisé – et un Soutien de ses équipes.